La mode du moment carbure au surréalisme

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Tout comme le ‘chic laid’ de Prada a complètement bouleversé les codes de la mode dans les années 90 avec ses imprimés dépareillés, ses sandales ringardes et ses mariages surprenants de verts et de bruns, le goût pour ce qui est étrange et à contre-courant s’immisce actuellement dans les vêtements et les accessoires les plus convoités par les connaisseurs de style. Et cette quête a manifestement une envie pour tout ce qui rappelle, un tant soit peu, l’univers surréaliste.

Il y a exactement cent ans, André Breton, l’un des fondateurs de ce courant artistique et intellectuel, écrivait le ‘Manifeste du surréalisme’ en 1924; bien que le mot ‘surréaliste’ ait été inventé par le poète français Guillaume Apollinaire, apparaissant pour la toute première fois dans le prologue d’une pièce de théâtre en 1917. «Cet été, les roses sont bleues ; le bois est de verre» écrivait André Breton, dans le but de faire contrepoids au monde rationnel avec le pouvoir de l’inconscient. Les artistes du mouvement ont laissé la magie opérer en créant un univers basé sur ce qui était considéré comme étant surprenant, méprisé et non conventionnel.

Au cœur de la quête de ces artistes et créateurs se trouvaient la recherche de la liberté et la volonté de remettre en question valeurs et règles imposées. Ce qui ressemble étrangement à ce que l’on vit en ce moment.

Un objet surréaliste marie des éléments en apparence disparates afin de créer quelque chose de ludique ou de menaçant. Elsa Schiaparelli, une créatrice de mode italienne issue d’un milieu aristocratique, fut la première à intégrer des touches surréalistes dans les vêtements qu’elle créa dans les années 1920. Ses collections étaient célèbres pour leurs éléments figuratifs empruntés au corps humain, au monde des insectes, ses nombreux trompe-l’oeil, ainsi que pour sa prédilection pour les tons vifs, tels le rose ‘shocking’.

Schiaparelli est aussi reconnue pour ses nombreuses collaborations avec des artistes surréalistes de renom tels que Salvador Dalí et Jean Cocteau. Avec Coco Chanel, sa plus grande rivale, elle est considérée comme l’une des couturières les plus importantes de l’entre-deux-guerres.

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Depuis 2022, on a vu l’étrange, l’absurde et le singulier s’afficher sans ambages sur les podiums et les tapis rouges. Les marques qui viennent immédiatement à l’esprit sont, bien sûr, Schiaparelli (réinstaurée en 2014) sous la direction du génial Daniel Roseberry; Jonathan Anderson chez Loewe; Glenn Martens chez Diesel, et Demna chez Balenciaga, l’une des premières grandes maisons à changer la donne du luxe avec ses silhouettes exagérées et caricaturales, faisant de lui un véritable pionnier de l’ère surréaliste actuelle.

Ces designers repoussent aujourd’hui les limites de la mode, et leurs vêtements et accessoires sont ultra-populaires sur différentes plateformes parce qu’ils véhiculent à la fois créativité et ironie. On vit dans un monde chaotique et la meilleure façon de faire face à l’incertitude et à l’anxiété est parfois de l’accepter. «Que sera, sera».

L’un des piliers du surréalisme d’origine stipulait que la création pure devait être exempte de préoccupations esthétiques ou morales. Le monde onirique devenant dès lors un réservoir de taille pour puiser de nouvelles formes et idées. Ces éléments qui ont inspiré les artistes du siècle dernier sont toujours d’actualité, que ce soit à travers le regard dystopique de Rick Owens, les vêtements 3D de Loewe inspirés par les pixels empruntés au monde de Minecraft et du métavers, ou la vision romantique de la femme Belle Époque telle qu’imaginée par John Galliano chez Maison Margiela.

Les premiers remous du surréalisme en mode ont commencé à apparaître en 2010, année où la créatrice espagnole Isabel Mastache présentait dans son défilé une paire de “pantalons pénis” avec des sexes masculins en tissus cousus par-dessus la braguette (certains ont comparé ce geste au second retour de Martin Margiela). Mais il faudrait attendre encore six ans pour que l’absurde se manifeste réellement.

En 2016, le pendule bascule avec aplomb vers le surréalisme, la même année où le dictionnaire Merriam-Webster déclare que ‘surreal’ est le mot de l’année. Deux ans plus tard, Virgil Abloh, nommé directeur artistique hommes chez Louis Vuitton, présente une collection dans un décor carrément emprunté au peintre surréaliste Magritte avec des nuages blancs défilant sur un ciel bleu.

La roue commence à tourner…

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Cassure avec le luxe discret

Selon Eric Briones, consultant dans l’univers du luxe et auteur de “Luxury and Digital: The New Frontiers of Luxury”, le surréalisme peut aider les marques à affirmer leur valeur culturelle et à se démarquer, à une époque où le luxe discret minimise les logos ostentatoires tout en mettant de l’avant des silhouettes classiques et des palettes sobres. «L’avantage du surréalisme est qu’il va au-delà de ce qui est uniforme et du luxe discret», explique-t-il à WWD. «Il aide à élever la marque car il permet de se démarquer avec audace.»

Le luxe discret est idéal si vous ou votre marque êtes parfaitement contents de mener une existence banale dans l’antichambre de la mode, avec comme résultat que personne ne vous remarque. Mais quelle sera la conclusion dans le monde difficile et fantastique du style et de la beauté? Car cet auditoire carbure au changement perpétuel.

Selon le bureau de tendances WGSN, «en ce moment où l’on vit une récession de l’attention, il devient de plus en plus difficile de capter et de garder l’attention des consommateurs. Les marques devraient essayer de faire du bruit avec une esthétique de l’absurde non seulement pour attirer l’attention, mais aussi pour maintenir l’engagement.» En particulier si on vise les Gen Z.

Ayant grandi dans un monde où surgissent des perturbations profondes (bonjour pandémie, érosion du pouvoir d’achat, guerres) et de crise climatique, les valeurs des Gen Z sont constamment mises à l’épreuve et une partie de cette cohorte (il n’existe pas de monolithe démographique) semble être très ouverte à l’idée de faire de la place pour tout ce qui est absurde et extravagant dans ses choix de mode.

Entrent alors en scène les #WeirdGirlcore et #Clowncore, et leur penchant important pour un look surréaliste avec des défilés de mode présentant des masques d’animaux (Collina Strada), et même la très commerciale marque SKIMS créait en 2023 une campagne avec des petits martiens sympathiques.

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À l’occasion, tout comme le téléphone homard de Dali des années 1930, les objets surréalistes délaissent complètement le côté pratique des produits. Un exemple? Les Big Red Boots d’Astro Boy, créées par le studio d’art MSCHF de Brooklyn, qui a également fabriqué le plus petit sac à main Louis Vuitton au monde, microscopique avec ses 657 micromètres de haut et 700 micromètres de long (une critique de l’univers du luxe).

Certains croient que le succès de MSCHF vient du fait qu’il s’agit d’un collectif artistique, et non d’une marque. Mais peu importe, les articles mode qu’ils imaginent disparaissent presque instantanément dès qu’ils sont disponibles en ligne.

Détails anatomiques dorés chez Schiaparelli maintenant offerts dans toutes les fourchettes de prix, superpositions et associations singulières… En ce moment, la mode aime ce qui fait sursauter. Les illusions d’optique sont de tous les défilés, les créateurs s’amusant avec les vêtements de tous les jours (hoodies, manteaux, talons hauts) pour leur donner une touche surréaliste.

Les illusions véhiculées par le surréalisme réussiront-elles à saupoudrer un peu de magie (tellement nécessaire!) dans la mode et, par extension, dans notre quotidien? Il faudra voir comment les consommateurs vont réagir dans diverses chambres d’écho où ont lieu les conversations mode. Difficile à savoir à distance puisque les mentalités en silo sont la norme et que les algorithmes sont conçus pour maintenir une importante division entre les goûts.

Mais une chose est claire: si on a envie de ce qui est ludique et de vêtements qui font du bien à l’âme, il faut se tenir bien loin de tout ce qui fait trop sérieux. Le moment est arrivé pour briller avec des vêtements et accessoires inspirés par le surréalisme. C’est le plan de match pour avoir du plaisir. Et le plaisir va de pair avec la mode.

PHOTOS:

Direction artistique et coiffure: Anna Pacitto

Équipe:
Isabelle Lachance
Daniel Benoit
Richard St Laurent
MJ Medeiros
Nik Morel
Cynthia Vieilledent
Dax Anderson

Maquillage: Ekaterina Ulyanoff et Alexandra Deslauriers

Stylisme mode: Florence O. Durand

Maquillage: Ekateria Ulyanoff et Alexandra Deslauriers

Mannequin: Coco Labbee

Photos: John Rawson, assisté par Paul Gill